L’historien Emmanuel de Waresquiel a reçu fin janvier le prix des Deux Magots pour « Le temps de s’en apercevoir » (L’Iconoclaste).
Un texte autobiographique où le spécialiste de la Révolution française livre ses réflexions sur le temps présent … dont cette morale de bazar qui tente notamment d’étouffer sa passion pour le tabac. Sans détours. « Dans un nuage de fumée », un chapitre de six pages. Extraits.
« Je ne sais combien de paquets de cigarettes j’ai pu fumer en écrivant mes livres. J’en allume une entre deux paragraphes, comme si la prochaine idée aller sortir d’un nuage, tel le génie de la fable …
•• « À la fin des années 1990, quand je travaillais encore dans l’édition, j’allais tous les matins à mon bureau avec mon chien et mon paquet de cigarettes. Ce serait impensable (et interdit) aujourd’hui.
« Il faut beaucoup de temps pour établir les libertés. Il en faut très peu pour les supprimer. Il faut toute une vie pour grandir. L’État s’en moque. Il excelle à faire froidement de nous, du jour au lendemain, une bande de mineurs irresponsables …
•• « Les fumeurs sont entrés dans la catacombe. On les prend pour des morts-vivants. Des sous-hommes. J’avais déjà expérimenté cela aux États-Unis où on les tolérait encore au restaurant à l’époque du président Reagan, mais en les mettant systématiquement à côté de la porte des cabinets.
•• « Cela ne tient pas seulement au déficit de la Sécurité sociale ou à des raisons plus ou moins prophylactiques. Comme pour tout le reste, on les condamne au nom d’une morale de bazar qui finit par tous nous étouffer.
« Tout est interdit sauf les précautions …
•• « Je ne compte pas les regards de mépris auxquels j’ai droit dans la rue, ou les petits gestes compulsifs de la main, auxquels s’adonnent parfois ceux que je croise, comme pour chasser les miasmes d’un poison mortel …
Autrefois, on se demandait du feu, c’était une façon de se parler. Pauvres fumeurs, rassemblés en grappes à la porte des bureaux, des restaurants et des cafés …
•• « Les fumeurs ne sont pas méchants pourtant. Ils font même attention aux autres, pour la plupart. Ils sont plus responsables que leurs semblables puisqu’ils ont fait de leur plaisir un choix délibéré.
Il m’arrive, dans les dîners en ville, de m’éclipser discrètement sur les balcons, ce qui m’évité du même coup les conversations politiques … Au début, on me regardait de travers. À la fin, je me suis tellement fait taxer que mon paquet est vide. Ce qui coûte cher, ce sont les hypocrites.
« On tuait au nom de la liberté sous la Révolution. Tout le monde l’aura remarqué. Plus on parle de tolérance, plus les intolérances se mettent à l’aise ».